Très peu reconnue par la jurisprudence administrative, la force majeure permet au cocontractant de l’administration, notamment, de prolonger les délais d’exécution de son contrat, de ne pas se voir appliquer des pénalités de retard ni de sanctions coercitives. S’agissant de l’épidémie de Covid-19, elle devra faire l’objet d’une analyse au cas par cas pour être admise.
Le point sur cette notion par Maître Sandrine Godemer et Maître Céline Wester, avocats fondateurs du Cabinet Agora Avocats Associés :
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, avait déclaré le 28 février 2020 que le Covid-19 serait « considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises ». Toutefois, la Direction des Affaires juridiques de Bercy a précisé, à propos de l’ordonnance du 26 mars 2020[1], qu’il n’y avait aucune présomption de force majeure, laquelle ne pourra être qualifiée qu’au cas par cas.
Dans ces circonstances :
– Comment qualifie-t-on alors un cas de force de majeure ?
– Les cas de force majeure sont-ils souvent reconnus par la jurisprudence administrative ?
– Quelles en sont les conséquences pour les entreprises et les acheteurs publics ?
– Comment concrètement mettre en œuvre la force majeure dans le cas de l’épidémie du coronavirus ?
> La qualification de la force majeure
Ni le nouveau Code de la commande publique ni les différents Cahiers des Clauses Administratives Générales (ci-après « CCAG ») applicables aux marchés publics ne définissent la force majeure. Il s’agit d’une construction jurisprudentielle du juge administratif, s’inspirant largement de la définition posée par l’article 1218 du Code civil, applicable aux contrats privés.
La reconnaissance d’un cas de force majeure repose sur la réunion de trois conditions cumulatives :
- Il faut d’abord que le titulaire du marché public soit en présence d’un événement imprévisible, à la date de conclusion du marché.
- Ensuite, cet événement doit être extérieur aux cocontractants.
- Enfin, les conséquences de cet événement, non prévisible au moment de la conclusion du marché, doivent être irrésistibles. En d’autres termes, le débiteur de l’obligation contractuelle n’a pu en éviter les effets par la mise en œuvre de mesures appropriées.
Distinction force majeure/Imprévision et cas fortuit
Précisons que la notion de force majeure est distincte de celle du cas fortuit. Cette dernière n’est reconnue que si l’origine du dommage est inconnue. La force majeure est également un concept juridique différent de la théorie de l’imprévision. En effet, la force majeure rend impossible l’exécution des obligations contractuelles alors que l’imprévision rend plus onéreuse l’exécution du marché.
Qui peut décider de reconnaître un cas de force majeure ?
La reconnaissance des cas de force majeure peut être organisée par les parties par l’insertion d’une clause dédiée dans le marché public réglant notamment les conditions d’indemnisation du cocontractant, excluant généralement toute indemnité au titre de la perte de bénéfices raisonnablement escomptés par le titulaire.
À défaut de clause contractuelle, et/ou d’accord entre les parties, il appartiendra alors au juge administratif de trancher cette question en fonction des cas d’espèce. Ce dernier s’attachera alors à vérifier que les trois conditions précitées permettant de qualifier un événement de force majeure sont réunies.
> Les cas reconnus de force majeure par la jurisprudence administrative
L’examen des différentes décisions rendues par le juge administratif pour lesquelles les cocontractants de l’administration invoquaient la notion de force majeure concerne principalement la survenance d’événements naturels obérant généralement temporairement l’exécution de leurs obligations contractuelles. Dans ces hypothèses, le juge vérifie que la fréquence d’apparition dudit événement est inférieure à un siècle. À défaut, la condition liée à l’imprévisibilité de l’événement n’est pas remplie et la reconnaissance de la force majeure alors exclue.
À titre d’illustration, ont été reconnus comme des événements de force majeure :
– La tempête du mois de décembre 1999[2].
– La pollution frappant un site de captage d’eau de sources qui en interdit l’exploitation pendant une période qui pourrait atteindre deux siècles[3].
– Un raz de marée dans le port de Nice, en 1979, provoquant des vagues d’une amplitude de sept mètres suite à un abaissement du niveau de la mer de plus de deux mètres[4].
Dans la majorité des affaires liées à des événements climatiques, la notion de force majeure n’a toutefois pas été retenue par le juge administratif, compte tenu de la fréquence d’apparition de l’événement ou de l’absence de caractère irrésistible des conséquences de la survenance d’un événement.
S’agissant d’autres événements pouvant affecter l’exécution d’un marché, la jurisprudence est particulièrement sévère puisque, à titre d’illustration, elle ne reconnaît pas la qualification de force majeure aux attentats en Corse en 1995 considérant que sa survenance, dans les circonstances de temps et de lieu propres à l’espèce et en l’absence de toute mesure de protection particulière du chantier, ne présentait pas un caractère d’imprévisibilité[5]. La prise en considération d’événements économiques ou de grèves, de vols de matériels n’est pas davantage reconnue par le juge administratif dans ces dernières décisions.
S’agissant des épidémies (Ebola et H1N1), celles-ci n’ont pas été abordées par la jurisprudence administrative. Toutefois, elles n’ont pas été reconnues comme des cas de force majeure par le juge judiciaire dès lors que pour l’un, le virus avait été annoncé et que, pour l’autre, il n’obérait pas l’exécution des obligations contractuelles.
> Les conséquences de la force majeure
La force majeure permet, pour le cocontractant, de se libérer temporairement de l’exécution de ses obligations contractuelles. Les conséquences de cette dispense d’exécution du contrat sont diverses.
En premier lieu, même si le contrat ne prévoit aucune clause en ce sens, et si la force majeure est reconnue, celle-ci entraîne alors une prolongation des délais d’exécution mentionnés au contrat. À l’exception du CCAG TRAVAUX, l’ensemble des autres CCAG[6] auxquels se réfèrent les marchés publics, prévoient une telle prolongation des délais d’exécution. S’agissant des conséquences de l’épidémie du Covid-19, l’ordonnance publiée le 26 mars au Journal officiel prévoit en son article 6 que lorsque le titulaire ne peut pas respecter les délais d’exécution du contrat, ces derniers sont alors prorogés d’une durée au moins équivalente à la durée de l’état d’urgence sanitaire, augmentée d’une durée de deux mois, soit 4 mois[7]. Attention, il sera nécessaire de vérifier que ces prolongations des délais d’exécution sont compatibles avec la durée des marchés publics. À défaut, la signature d’un avenant prorogeant la durée du marché sera nécessaire.
En second lieu, la force majeure permet au titulaire du marché public de ne pas se voir imputer des pénalités de retard. L’article 6 de l’ordonnance du 25 mars 2020 indique cela expressément.
En troisième lieu, la force majeure ne permet pas à l’administration de sanctionner le titulaire du marché public en résiliant par exemple pour faute et/ou aux frais et risques le marché public ou par une décision de mise en régie temporaire du titulaire, ni par conséquent d’engager la responsabilité contractuelle du titulaire pour défaut d’exécution des prestations. En revanche, l’article L.2195-2 du Code de la commande publique permet à l’acheteur public de résilier le marché pour force majeure. Il ne s’agit pas d’une « résiliation sanction » bien entendu. Les différents CCAG, à l’exception du CCAG TRAVAUX et du CCAG TIC, prévoient également que lorsque le titulaire est mis dans l’impossibilité d’exécuter le marché du fait d’un événement ayant le caractère de force majeure, l’acheteur résilie le marché[8]. L’article 6 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précité précise que si l’annulation d’un bon de commande ou la résiliation du marché par l’acheteur est la conséquence des mesures prises par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le titulaire est alors indemnisé des dépenses engagées pour l’exécution du marché public.
En quatrième lieu, la force majeure permet au cocontractant de l’acheteur public de demander au juge administratif la résiliation du marché. Attention, le cocontractant ne peut résilier unilatéralement le marché pour cause de force majeure, à la différence du maître d’ouvrage public.
En dernier lieu, si la cause de la force majeure disparaît[9], le cocontractant doit exécuter alors ses obligations contractuelles et peut obtenir une indemnisation sur le fondement de la théorie de l’imprévision en cas de bouleversement de l’économie du contrat, ou de l’équilibre financier du marché. Cette indemnité dite « indemnité de l’imprévision » n’a que pour seul objet de couvrir les charges extracontractuelles car excédant ce que le cocontractant avait estimé au moment du dépôt de son offre financière. Cette indemnité ne couvre pas le manque à gagner de l’entreprise et encore moins la rémunération personnelle des dirigeants. L’indemnisation n’est pas intégrale, mais laisse à l’entreprise une partie de la charge extracontractuelle.
> Comment mettre en œuvre la force majeure s’agissant de l’épidémie du coronavirus ?
Le titulaire doit informer la personne publique dans les plus brefs délais des difficultés qu’il rencontre – ou qu’il va rencontrer – en raison du coronavirus. Il est donc important qu’il établisse, preuves à l’appui, que ses difficultés dans l’exécution de son contrat sont bien liées au virus et à ses conséquences (confinement, suspension des transports…). Dans tous les cas, si une procédure particulière est prévue au contrat, il est essentiel que le titulaire respecte cette procédure.
En général, les différents CCAG (à l’exception des CCAG Travaux) prévoient une procédure s’agissant des demandes de prolongation de délai d’exécution du fait de la survenance d’un événement ayant le caractère de force majeure, le titulaire doit signaler à l’acheteur les causes faisant obstacle à l’exécution du marché dans le délai contractuel. Il dispose, à cet effet, d’un délai de 15 jours à compter de la date à laquelle ces causes sont apparues ou d’un délai courant jusqu’à la fin du marché, dans le cas où le marché arrive à échéance dans un délai inférieur à quinze jours. Il indique, par la même demande, au pouvoir adjudicateur la durée de la prolongation demandée. L’acheteur public dispose alors d’un délai de 15jours, à compter de la date de réception de la demande du titulaire pour lui notifier sa décision.
En conclusion, s’agissant de l’épidémie du Covid-19, il est plus que certain, qu’aucune clause des contrats publics actuellement en vigueur ne prévoyait la survenance d’un tel événement et ses conséquences sur leur l’exécution. Par suite, cette épidémie peut présenter un caractère imprévisible et extérieur aux parties. S’agissant de la condition liée à l’imprévisibilité des conséquences de cet événement, il appartiendra à chaque cocontractant de démontrer qu’il n’a pu mettre en œuvre aucune mesure pour surmonter les effets de cette épidémie. À cet égard, l’article 6 de l’ordonnance du 25 juillet 2020 précise, sans toutefois mentionner la notion de force majeure, que le titulaire doit démontrer qu’il ne dispose pas des moyens suffisants ou que leur mobilisation ferait peser sur lui une charge manifestement excessive. Cette justification n’est toutefois pas exhaustive. À ce jour, de nombreux titulaires de marchés publics ont informé les acheteurs publics que les mesures de confinement prises par le Président de la République et le gouvernement ne leur permettaient pas de poursuivre l’exécution de leurs obligations contractuelles, compte tenu des différentes interactions sociales sur les chantiers, de la nécessité de protéger leurs salariés, de l’incompatibilité des opérations de construction avec les « gestes barrières » recommandés, de l’absence des salariés, des retards et interruptions d’approvisionnement de certaines fournitures. Par suite, la qualification de l’épidémie du Covid-19 de force majeure ne revêt pas un caractère automatique et sera donc appréciée au cas par cas par les acheteurs publics, à la fin de l’état d’urgence sanitaire.
[1]Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au Code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire.
[2] CAA Nantes, 5 novembre 1998, Mutuelles du Mans Assurances, req.n°94NT00398.
[3] CE, 14 juin 2000, COMMUNE DE STAFFELFELDEN, req.n°184722.
[4] CE, 11 décembre 1991, SONEXA, req.n°81588.
[5] CAA Marseille, 15 mai 2006, req.n°02MA01689.
[6] Art. 13.3.1 du CCAG marchés industriels/Art. 13.3.1 du CCAG fournitures courantes et services/Art. 13.3.1 du CCAG prestations intellectuelles/Art. 13.3.1 du CCAG techniques de l’Information et de la communication.
[7] Pour mémoire, l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020. Par suite, les délais d’exécution des obligations contractuelles sont donc prorogés, à ce jour, jusqu’au 24 juillet 2020.
[8] Art. 36.1 du CCAG marchés industriels/Art. 31 du CCAG fournitures courantes et services/Art. 31 du CCAG prestations intellectuelles.
[9] En l’espèce, à la fin de la crise sanitaire.